Des hauts et débats - Master Industries Culturelles - Université Paris 8

https://www.tf1.fr/tmc/quotidien-avec-yann-barthes/videos/militants-soutiens-pro-fillon-allument-medias.html

C’est dans un contexte de Penelopegate qu’Hugo Clément, journaliste emblématique de l’émission Quotidien, se rend le 9 février 2017 au meeting de François Fillon à Poitiers. Après une nouvelle « une » publiée deux jours plus tôt par le Canard Enchaîné accusant une fois de plus le candidat à l’élection présidentielle d’avoir employé fictivement sa femme comme assistante parlementaire pendant près de 10 ans,  les esprits s’échauffent du côté des soutiens du parti LR. Les militants, en plus de démentir les accusations tenues contre François Fillon, s’attaquent aux médias eux-mêmes, reprochant un acharnement injuste et infondé de leur part. La dévotion de certains les pousse à tenir des propos virulents et choquants contre Hugo Clément et les médias, dénonçant une « dictature de la presse » et comparant le traitement médiatique à un « massacre » égal à celui d’Auschwitz.

Quotidien est une émission peu appréciée des politiques en général, en particulier pour le ton ironique et le rôle de décodeur de l’information qu’elle détient depuis sa création. La façon singulière qu’a en effet Quotidien de décrypter l’actualité, notamment grâce à ses techniques de montage, engendre les foudres des politiques, et parfois même la haine de certains envers l’émission, qui n’hésitent pas à critiquer ouvertement ses méthodes (voir émission du 31 mai 2017 où Quotidien répond à l’équipe de Jean-Luc Mélenchon qui l’accuse d’avoir usé d’un montage inapproprié sur une conférence de presse).

Quelles sont les techniques et le parti pris adoptés par Quotidien pour révéler des propos indéniablement subversifs ? Comment servent-ils la dénonciation d’un « allumage » des médias par les militants fillonistes?

L’intertextualité comme preuve de véracité

Le reportage d’Hugo Clément du 10 février 2017 commence de façon légère, par une série d’images piochées à la radio, à la télévision et dans des événements politiques, où François Fillon lui-même ainsi que ses soutiens de droite dénoncent le « lynchage » et le « tourbillon médiatique » dans lequel est plongée la famille Fillon, dans ce contexte de Penelopegate. Yann Barthès introduit même cette séquence comme la « musique anti-média des soutiens de Fillon », que l’on peut comprendre comme une métaphore filée du pipeau. On saisit donc immédiatement le message que souhaite faire passer l’émission qui, avec humour et dérision, tourne ces affirmations en ridicule grâce au montage qui les diffuse à la chaîne.

L’intertextualité est une méthode utilisée très fréquemment chez Quotidien pour prouver la véracité de ses thèses. Dans cette séquence sont utilisées pas moins d’une dizaine d’images provenant d’autres médias pour ridiculiser les propos rapportés : qu’il s’agisse de la « musique anti-média » décrite par Yann Barthès ou des replays des JT de 20h de TF1 et France 2 qui révèlent l’implication du Canard Enchaîné dans la mise en lumière des affaires Thévenoud ou Hollande (et s’opposent ainsi à la mauvaise foi des militants). L’objectif est toujours de décrédibiliser les propos rapportés en les confrontant à la réalité des faits. L’info apparait comme un fait constaté, objectif : les militants mentent ou sont dans l’erreur, et non comme une opinion, un avis subjectif du Quotidien. On est en présence de trois couches de discours : le plateau, l’enquête et des extraits d’autres médias, ce qui rend la vidéo plus variée et attractive.

En outre, l’interview en parallèle du père Olivier, curé d’une paroisse parisienne est un moyen de délégitimer les paroles du militant qui affirme qu’apporter le Canard Enchaîné au meeting de Fillon revient à apporter un Coran dans une Église catholique, « ça se fait pas ». Cette technique de montage qui permet la confrontation succincte de deux points de vue cherche, en plus de poser l’un en ridicule, à faire rire l’audience.

Un humour utilisé à bon escient

Pourrait-on donc comparer les émissions de Quotidien comme des pièces de théâtre, digne des comédies burlesques du début du XXème siècle ? Presque. En jouant sur l’absurde et l’ironie, Yann Barthès et son équipe font rire leur public en tournant ces événements et ces personnages publics comme les acteurs d’une comédie. Les journalistes assument à la fois les rôles de metteurs en scène, en tirant les ficelles de l’histoire grâce au montage, aux lancements prévus à l’avance, et au jeu joué sur plateau : regards complices et touches d’humour, tout cela via des plans serrés mettant en valeur les expressions sur leur visage. Yann Barthès joue l’ébahissement devant les réactions des militants, Hugo Clément le garçon taquin. Tel un duo comique, ils se répondent. « Manquerait plus que tu ailles dans la salle avec le Canard Enchaîné » profère Barthès, déclenchant un sourire faussement désolé d’Hugo Clément. Les échanges des deux hommes provoquent un rire contagieux dans le public… Rire, que l’on peut également entendre lors des séquences filmées. En fond sonore, le public rit quand il doit rire (par exemple lorsque le père Olivier s’exprime pour réfuter les propos d’un militant), et se tait lorsque la situation est embarrassante. Le silence qui suit la séquence sur le militant qui compare l’acharnement médiatique à Auschwitz le démontre bien. De la même façon que des rires préenregistrés, le téléspectateur doit aussi être incité à rire derrière son écran. Alors, rire sincère du public ou encouragé par le chauffeur de salle ? Il est difficile de faire la différence. Il est également ardu pour le spectateur de savoir si les lancements sont pré-écrits, à première vue. Les dialogues entre Yann Barthès et Hugo Clément paraissent tellement naturels qu’on pourrait croire à un dialogue spontané : ils se regardent et ne se concentrent plus sur la caméra. Les plans larges effectués pendant l’émission qui révèlent l’existence des caméras, du prompteur et de l’équipe technique nous rappellent cependant la préméditation de cet échange. Il y a tout un processus de double énonciation dans le lancement des séquences, puisqu’Hugo Clément s’adresse à la fois à Barthès et au public : « regarde comment Jean-Pierre Raffarin ouvre la soirée » dit-il, en fixant la caméra, à la fin de la vidéo. On a l’impression que Yann Barthès découvre la séquence en même temps que nous, et c’est exactement cela qui fait paraître chacune de ses réactions comme spontanées à l’écran.

Le plateau, reflet de leur positionnement

Au-delà du rire, un vrai parti pris de la part de l’émission est à souligner puisque les plans larges que l’on peut observer pendant la séquence montrent le plateau dans sa globalité, et ainsi le visage de François Fillon immense dans le fond, en opposition avec l’écran rouge où est noté le nom de l’émission. Le rouge, symbole de la gauche, opposé à François Fillon et son parti de droite Les Républicains. Bien qu’il ne s’agisse que de la charte graphique de l’émission – qui utilisait déjà la couleur rouge à l’époque du Petit Journal – on peut se demander s’il n’y a pas eu de jeu avec les couleurs pour exprimer la position de l’émission face à ce scandale. En plus des couleurs, le champ lexical utilisé sur le plateau dénote bien la prise de position des journalistes face aux militants : « les militants sont persuadés qu’il s’agit d’un complot des journalistes […] alors nous avons voulu les confronter à la réalité des faits ». Hugo Clément insinue que certains militants sont déconnectés de la réalité, dans le déni et l’affabulation. Par le montage et l’extraction de parties d’interviews, l’émission juxtapose des extraits dans lesquels le journaliste se fait invectiver par les militants. De cette façon, le spectateur se retrouve comme noyé sous une pluie d’injures, cependant toutes discernables grâce au large sous-titrage coloré mis en place par Quotidien. L’émission construit ainsi une image peu valorisante et péjorative des soutiens de Fillon.

Des techniques filmiques à prendre en compte

De cet enchaînement rapide des séquences se dégage une impression de mouvement, qui se retrouve notamment dans la façon de filmer. Le caméraman se place majoritairement derrière Hugo Clément, dans le même sens que lui (on le voit de dos ou de profil). Les plans sont généralement proches, et permettent une focalisation sur les visages maussades des militants, ainsi que leurs gestes (par exemple, lorsqu’une militante frappe le sol avec son drapeau en direction du journaliste). Ce choix d’angle de vue rend la séquence dynamique, puisqu’elle fait marcher le spectateur dans les pas du journaliste : nous avançons à son rythme, avons presque l’impression que les grossièretés nous sont personnellement adressées. Ce dynamisme de tournage se retrouve également durant la séquence du meeting, où la caméra bouge beaucoup et les plans changent rapidement. La violence est connotée non seulement par la virulence des propos et le mouvement de caméra.

Les plans de caméra, s’ils peuvent sembler irréfléchis, sont méticuleusement choisis pour exprimer des idées. A l’intérieur de la salle, Hugo Clément n’apparaît même pas dans le champ lorsqu’il se fait voler son Canard Enchaîné. Ce que le Quotidien souhaite montrer ce n’est non pas sa contrariété hypothétique mais la frénésie des militants. Autre exemple : lors de son échange avec Jean-Pierre Raffarin en fin de vidéo, le caméraman use d’un plan serré pour ne rendre visible que les têtes du journaliste et de l’ancien ministre. Raffarin pose sa main sur l’épaule de Clément et lui sourit. Leur position en face à face connote l’opposition frontale, la main sur l’épaule l’hypocrisie (qu’Hugo Clément lui reproche d’ailleurs, lorsque Raffarin affirme ne pas avoir « fait huer les médias »).

Des vidéos sans fioritures

C’est à travers des techniques de tournage et de diffusion que les journalistes de Quotidien font passer leurs messages, et ainsi leurs opinions. Il n’y a au montage ni musique, ni voix off. Pour prouver que les propos des militants fillonistes sont erronés, il n’y pas de médiation du Quotidien, mais l’intégration d’extraits venant contredire directement les propos. La voix d’Hugo Clément est si peu présente dans le reportage qu’on ne l’entend pas poser les questions aux militants. Cela permet, en juxtaposant les réponses des soutiens de Fillon, d’accentuer la similitude des affirmations et des allégations infondées. Nous n’entendons même pas Hugo Clément protester lorsqu’on lui vole son journal, et que l’on lui déchire. On cherche à mettre en lumière la bêtise des militants dont les sourires sont montrés à la caméra, et ainsi à confronter leur attitude malveillante à celle d’Hugo Clément, stoïque et sérieuse. Il ne commente par ailleurs la séquence que d’une unique phrase « personne dans la salle n’a protesté, bien au contraire ». Le seul commentaire qu’il émet sur son expérience du terrain se trouve à la fin de la vidéo, lorsqu’il introduit son échange avec Jean-Pierre Raffarin : « en parlant des journalistes à une salle chauffée à blanc, il savait très bien que les militants réagiraient ». Hugo Clément exprime ainsi son opinion ouvertement, en s’opposant aux propos de l’ancien ministre, endossant toujours à la fois son rôle d’acteur (qui vit les événements diffusés) et de journaliste (puisqu’il fournit les clés de lecture au spectateur).

Deux personnages qui campent leurs rôles face à la polémique

Son rôle de journaliste l’oblige à recueillir des informations, et parfois à relancer les militants pour les faire aller plus loin dans leurs raisonnements. Nous trouvons en fin de vidéo un Hugo Clément qui joue la naïveté, voire l’incompréhension, lors de son échange avec le militant qui tient les plus propos les plus polémiques du reportage. Cette attitude contraste avec ses réactions précédentes, où il n’hésitait pas à contredire les militants lorsque leurs paroles étaient erronées ou hors de propos, mais n’insistait pas lorsque ces derniers s’obstinaient dans leurs allégations. « Massacrer qui ? » demande-t-il, l’air ébahi, avant de lancer un rire nerveux devant l’absurdité de la comparaison établie par le militant : « tu conduisais les trains quand t’emmenais les mecs à Auschwitz ! C’est ça que tu faisais ! ». L’éthos du média, dont Hugo Clément se fait la voix, est aussi construit à travers la vidéo d’où l’importance pour le journaliste de se positionner face à des propos subversifs. Cela se traduit par de nombreuses questions servant à montrer le désaccord : « vous pensez que les victimes du nazisme vont trouver votre discours normal ? Vous pensez pas qu’y une hiérarchie à faire dans ce que vous dites ? Vous vous rendez compte de ce que vous dites ou pas ? C’est la même chose qu’à Auschwitz ? Donc vous dites que ce qu’on fait à Fillon c’est la même chose qu’à Auschwitz ? C‘est la même chose que les millions de juifs qui sont morts ? Donc là le Canard Enchainé ce qu’ils font c’est comme tuer les juifs à Auschwitz ? C’est pareil ? D’accord. » Le ton du journaliste se raffermit au fil des secondes. La façon dont il est positionné à la caméra (debout face au militant assis) et dont il le regarde, peut connoter le mépris ou une attitude professorale, d’autorité. Le plan met bien cela en évidence puisqu’en étant debout face à l’homme qui est assis, on dénoterait même un rapport de domination, une hauteur prise par Hugo Clément face au militant et à ses affirmations. D’autres parts, le plan est également intéressant puisqu’en filmant le militant de trois quarts, Quotidien lui confère une forme d’anonymat : on nous donne le sentiment qu’il s’agit de n’importe quel militant, substituable à un autre et non d’une exception. Cela permet de servir le portrait à charge des pro-fillonistes.

Même si la fonction de présentateur de Yann Barthès l’incite à employer un rôle de modérateur et de neutralité, il n’hésite pas à faire passer des messages relativement explicites. On peut d’ailleurs noter l’euphémisme « le monsieur s’emballe, s’emballe, s’emballe » pour qualifier les paroles graves du militant qui compare l’action des médias à la Shoah. Bien que Barthès semble être en train de temporiser les propos de l’homme pour détendre l’atmosphère, on ne peut nier que leur démesure est accentuée par la réaction du présentateur qui, en répétant le mot « s’emballe » plusieurs fois et en l’accompagnant d’un geste de la main – coutume presque caricaturale de Yann Barthès – ne fait que davantage les souligner.

L’importance du titre de la vidéo

Les propos chocs du militant ont été repris dans les médias dès le lendemain, et ont créé une immense polémique, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas d’une séquence isolée et que le reportage dans sa globalité contenait des attitudes grossières de la part des militants. On peut cependant remarquer que le titre de la vidéo disponible sur le site de TF1 n’indique en rien une comparaison des médias à la Shoah, mais seulement la manière dont « les soutiens pro-Fillon allument les médias ». Pourquoi donc ne pas y faire référence ? Un titre comme « un militant LR compare le traitement médiatique de Fillon à Auschwitz » aurait probablement eu plus d’écho. Sans doute parce que le reportage entier d’Hugo Clément vise à dénoncer dans sa globalité les propos anti-médias tenus par les militants. Un effet d’accumulation et de gradation est en effet à observer dans cette vidéo, et ce n’est ainsi pas un hasard si la séquence la plus choc se trouve à la fin. Quotidien dénonce de cette manière les pensées des militants fillonistes en général, des plus modérées aux plus extrêmes.

L’explication de ces réactions à chaud

Au-delà de l’absurdité des propos sur la Shoah, comment expliquer l’acharnement des militants contre les médias ? Eux, qui tentent de dénoncer un traitement médiatique injuste et exagéré, s’en prennent violemment aux médias. La thèse de Richard Sennett sur l’authenticité peut probablement nous aider à comprendre la défense aveugle de Fillon par ses soutiens. L’auteur explique que les espaces publics modernes ne sont plus des espaces de représentation mais d’authenticité, et que ceci altère notre rapport à l’intime et au débat public. En abandonnant le masque du rôle, nous nous exposons au monde de façon plus transparente, à tel point que la limite entre espace public et espace privé devient floue. Son concept s’illustre dans le domaine politique, puisque les personnalités politiques tendent de moins en moins à mettre une barrière à leur vie privée. Nous pouvons prendre l’exemple de l’émission Une ambition intime qui visait à faire se dévoiler personnellement les candidats à l’élection présidentielle et qui du coup dans le même temps les rendait sympathiques ; mais nous pouvons également citer les réseaux sociaux, qui sont des plateformes idéales pour les politiques pour exprimer leurs opinions et partager des moments que l’on aurait autrefois qualifier d’intimes (voir le compte Instagram du président slovène Borut Pahor (@borutpahor) qui n’hésite pas à mettre en ligne sa vie de famille). Cependant, d’après Sennett, « le port du masque est l’essence même de la civilité », car c’est ce masque qui est garant de la liberté sociale. Il serait ainsi plus sain de marquer la frontière entre vie publique et privée, puisque cela a des répercussions que nous n’aurions pas imaginé. Les citoyens votent aujourd’hui souvent pour des candidats charismatiques qui les inspirent, en se basant parfois plus sur leurs personnalités que sur leurs programmes. Le débat public devient creux. Richard Sennett évoque même dans son ouvrage sa théorie du charisme sécularisé : « en centrant l’attention des foules sur les hommes politiques, le charisme sécularisé empêche celles-ci d’affronter certaines réalités désagréables […]. Et ceci témoigne de l’erreur qu’ont commise Freud et Weber en considérant que le charisme était une réaction au désordre. Le charisme moderne est ordre, ordre pacifique, et c’est parce qu’il est ordre qu’il provoque des crises. » Être influencé de cette manière par un charisme amènerait donc d’après l’auteur à une forme d’oppression, et à une tyrannie de l’intimité. Cette dernière citation est particulièrement pertinente en ce qui nous concerne car elle nous amène à nous demander si les militants qui défendent corps et âme François Fillon dans cet extrait ne seraient pas en fait aveuglés par le charisme de leur élu. La notion de sécularisation met bien en valeur cette idée, puisqu’elle insinue qu’il puisse y avoir une dimension divine à l’adulation de l’homme politique, qui peut même être comparé à une idole. La confiance que les militants portent en François Fillon est telle qu’ils rejettent catégoriquement les accusations que les médias font contre lui et font preuve de mauvaise foi lorsqu’il s’agit reconnaître que leur candidat n’est pas un bouc émissaire. En plus de prendre parti, ils sont intimement persuadés que François Fillon est innocent et incapable de telles manigances. Comment est-ce que le Canard Enchaîné pourrait-il révéler les secrets de François Fillon alors que les militants sont convaincus de déjà le connaître personnellement ? Il s’agirait d’une trahison. Les militants ne sont pas prêts à accepter cela, et rejettent donc l’information diffusée.

Pour appuyer cette notion de charisme en politique, nous pouvons utiliser l’ouvrage d’Hannah Arendt, « Condition de l’homme moderne ». En rapportant le cadre de la société politique à l’Antiquité et en se servant des paroles d’Aristote, l’auteure nous rappelle que deux activités passaient à l’époque pour politiques : l’action et la parole. L’usage de la parole, mis au même niveau que celui des actions dans l’esprit des citoyens, tend à valoriser l’élu politique. On a considéré ces deux notions « comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature ; et à l’origine, cela signifiait non seulement que l’action politique, dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s’exerce généralement au moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action, quelle que soit l’information qu’ils peuvent communiquer. » Ainsi, la capacité à s’exprimer et l’éloquence des hommes politiques a autant d’importance et de légitimation dans leur élection que leurs actions. On va même plus loin par la suite, lorsque paroles et actions ont commencé à prendre leur indépendance. « On mit l’accent non plus sur l’action mais sur la parole, sur le langage comme moyen de persuasion plutôt que comme manière spécifiquement humaine de répondre, de répliquer, de se mesurer aux événements et aux actes. » La dimension de persuasion est le thème à retenir puisque la persuasion passe par la sensibilité de l’individu. Contrairement à la conviction qui se rapporte plus à des faits logiques et raisonnés, la persuasion vise à toucher l’individu pour l’influencer. Il y a donc des dimensions subjectives, personnelles et sensitives en terme de réception et de choix politique ; dimensions sur lesquelles ceux qui visent à en faire leur carrière n’hésitent pas à jouer. Avec cette conception de la politique, nous sommes donc plus à même de comprendre la fascination des militants pour leur élu, d’autant plus que pour Aristote, les notions de langage et de contemplation sont liées, ce qui a son importance dans notre rapport contemporain à la politique. Arendt explique qu’Aristote « ne voulait ni définir l’homme en général ni désigner la plus haute faculté humaine [dans sa définition grecque de l’homme zôon logon ekhon (« un être vivant capable de langage »)], qui pour lui n’était pas le logos, c’est-à-dire le langage ou la raison, mais le nous, la faculté de la contemplation, dont le principal caractère est de ne pouvoir s’exprimer dans le langage. » Un représentant politique se doit donc d’avoir une certaine éloquence pour pouvoir, en plus de communiquer à son peuple, provoquer des sentiments égaux à la contemplation chez lui. Cette manière de voir le langage comme facteur déterminant des choix politiques, au-dessus même des actions, est extrêmement importante dans notre société moderne puisque c’est par les paroles que les candidats dévoilent leurs projets, et donc leurs futures actions. D’autres parts, cela explique également pourquoi les militants vont être induits à ignorer les actions passées de leur représentant et à se focaliser sur les paroles qu’il va proclamer (notamment lorsqu’il s’agit de réfuter des accusations). Si nous nous cantonnons à ce modèle presque psychologique de réception de la politique, nous pouvons dans notre cas précis supposer que même si les acuusations émises contre François Fillon étaient vraies, le fait qu’il continue de les nier publiquement incite ses militants à les réfuter. Aveuglés par leur admiration pour lui, ils se concentrent davantage sur ses propos que sur les actions qu’il aurait commises.

Ainsi nous pouvons voir au fil de cette séquence les techniques qu’utilise Quotidien de manière à suggérer son positionnement politique. L’émission est connue pour utiliser un ton humoristique. Ici, malgré un sujet sérieux et une polémique forte, Quotidien continue à mettre l’accent sur ce procédé et l’utilise même à ses fins : montrer que les médias ne sont pas tous des « massacreurs ». L’équipe du Quotidien ne cherchent pas à rester neutre lors de cette séquence. Ils apparaissent comme des acteurs qui souhaitent amener les spectateurs à comprendre une réalité. La mission d’information du journaliste revient alors à son origine. À la suite des débats sur François Fillon, les journalistes ont souvent été perçus comme des destructeurs (les militants qualifient le Canard Enchainé de mots grivois « c’est de la merde », « c’est des conneries » …Les médias se font huer et les journalistes ne sont plus respectés). Leur travail qui suppose d’informer apparaît davantage comme une mission de dénonciation auprès des lecteurs. Le scepticisme face aux médias est grand. C’est notamment pendant le meeting (espace public que l’on considèrera comme un lieu d’échanges, d’altercations et de débats) que les militants se sont attaqués à la liberté d’expression des médias (le Canard, Hugo Clément). L’émission souhaite démontrer une volonté d’atteinte à la démocratie de la part des militants, qui menacent l’espace public. Le média le dénonçant, Quotidien va dans le sens d’une conception de l’espace public comme d’un espace de discussion, de débats. Le plateau de l’émission est quant à lui utilisé comme un média d’information et non un espace public, puisqu’il ne permet pas l’interaction, la participation extérieure, mais expose via ses procédés de montage et d’échanges une réalité construite pour véhiculer un message.

Voir article Twitter lié à cette analyse ici.

 

Marie Tomaszewski, Kenza Boucif & Laura Khédichian

 

 

BIBLIOGRAPHIE

  •  SENNETT Richard [1974], Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979
  • ARENDT Hannah [1958], Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy Pocket, 1983. (chapitre 2 : Le domaine public et le domaine privé, extraits)
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